FLYING FISH CIRCUS
La Coulisse fait son cirque
Merveilleux poissons volants !
Le 10 mars 2012, mon épouse, ma fille et moi, nous nous mettons en route pour l'autre côté de la Belgique, dans les profondeurs de la province du Limbourg, à Neerpelt. Motif de ce voyage nocturne ? La Compagnie Mezcla (dans laquelle sévissent, aux côtés de Kamma Rosenbeck et Andrès Tapia-Fernandez, deux soeurs de Lhasa, Sky et Miriam de Sela) donne, sous chapiteau, la deuxième représentation de son spectacle Flying Fish Circus. Ceci justifie que nous nous mettions en route. Vers vingt heures, dans la nuit flamande (reconnaissable à son "r" qu'elle roule avec vigueur), nous reconnaissons, avant même le spectacle, Sky de Sela qui prend un instant l'air (sans toutefois le rouler car elle ignore le parler flamand). Nous patientons, gagnés par une pointe de nervosité et d'impatience. Des exocets profitent sans doute de l'obscurité pour nager dans le ciel sombre. Le titre du spectacle colporte un délicieux et poignant écho de Soon this place will be too small, une chanson de The Living Road, le deuxième album de Lhasa. Then I'll die three times / And be born again / In a lilltle box / With a golden key / And a flying fish / Will set me free. (Ensuite, je mourrai par trois fois / Et naîtrai à nouveau / Dans une petite boîte / Avec une clé d'or / Et un poisson volant / Me libérera). L'affiche, merveilleuse et délicate, m'émeut. Elle est construite autour d'une photographie d'Alexandra Karam, la mère de Lhasa, Sky et Miriam. Elle représente Kamma Rosenbeck au trapèze. La nuit déborde de tact et de doigté. Deux magies se rencontrent. La grâce déliée de la trapéziste, l'âme noble d'Alexandra Karam.
Moi, en sortant de la voiture, je laisse tomber mon petit Canon et, dans la foulée, je marche consciencieusement dessus. (Sorte d'expiation, sans doute, genre d'acte manqué du misérable amateur qui vient d'entrevoir un chef-d'oeuvre). Ecrasé, mon gadget numérique laisse échapper un petit bruit désespéré, un zonzonnement d'abeille blessée. Le mécanisme est gravement endommagé. je vais louper toutes mes photographies. Triviale anecdote. Rien ne me paraît sérieux. Je suis impatient de découvrir les soeurs de Sela à l'oeuvre.
Inutile de tirer sur la corde du suspense, le spectacle va nous enchanter. Tout va nous plaire, nous émouvoir et nous amuser. L"idée de départ est d'ores et déjà excellente. Lorsque l'on entre dans le chapiteau, surprenante mise en abîme, les gradins forment un arc de cercle autour d'un chapiteau de cirque entouré de loges. Le spectateur a donc vue sur les loges. Une fois entré dans l'espace du cirque, il se trouve à l'extérieur ! Ce comique par l'absurde ne va pas cesser de se répéter, de proliférer tout au long du spectacle. Une atmosphère de cartoon et de nonsense singulièrement pimentée de poésie et d'émotion forme le filigrane, l'enfilade d'arêtes de ce poisson aérien. L'hilarité coudoie le charme. On oscille de l'une à l'autre, dans un balancement surprenant et agréable. Soixante quinze minutes qui glissent d'une trop brêve coulée.
Quatre personnages, - une famille -, forment les protagonistes de ce Flying Fish Circus: la mère et patronne, celle qui mène visiblement la barque Louisa (Sky de Sela), Tino, le père et patron, sorte de Zampano, d'autorité virile et bruyante et bientôt surprenante (Andrès Tapia-Fernandez), Joséphine, la soeur cadette de Louisa, une jeune acrobate pleine de vigueur et de sensualité (Miriam de Sela), enfin Jasmine, la fille des patrons, délicate adolescente, bel et frêle oiseau la plupart du temps perché sur les hauteurs de son trapèze qui semble aussi un refuge. On ne tarde pas à s'en convaincre, derrière le masque parfois désopilant, grotesque ou féroce, chaque personnage possède ou finit par révéler une épaisseur humaine.
Sky de Sela, Kamma Rosenbeck, Miriam de Sela, Andrès Tapia-Fernandez - Photo : http://monthelon.org
Disons le d'abord, tout le spectacle se joue dans une langue imaginaire, vaguement inspirée par l'espéranto, traversée de mots anglais et essentiellement portée par des sons dont les inflexions donnent des indications de sens. Le principe fonctionne à merveille tout au long du spectacle et l'humour articulé autour de cette langue fictive connaît de farfelues et poilantes déclinaisons. Ainsi, lorsque la mère et la soeur adressent d'évidentes mises en garde à l'adolescente, le langage inarticulé se mue progressivement en caquètements sonores de gallinacés courroucés. Et, sur cette belle et retentissante lancée, ces poules exaltées s'entendent, pour notre plus grand plaisir, à faire durer la réjouissante prise de bec. Lorsque Tino, endossant l'habit de monsieur Loyal, annonce les numéros, il se lance dans d'interminables tirades scrupuleusement incompréhensibles où alternent les bruits gutturaux et les inflexions chantantes, les sons graves et les aigus insupportables, les glissades vocales et les dérapages sonores. Fameux.
Les quatre acteurs sont évidemment le plus souvent tournés vers la piste, c'est-à-dire qu'ils présentent le dos aux spectateurs. Le spectacle qui se joue échappe totalement aux spectateurs qui n'aperçoivent que des ombres, des silhouettes, le vol d'une quille ou d'un cerceau par dessus les rideaux. Quand l'artiste salue le spectateur imaginaire, il ignore le spectateur réel. Etant à l'abri des regards, les artistes perdent parfois un peu de leur superbe, ils se crêpent le chignon, se chamaillent, se font la cour devant les gradins. Le spectacle, volontiers transgressif, nous révèle tout du long ce qui est normalement invisible et caché. Il y a, dans la durée, d'astucieux et très plaisants effets, de charmantes trouvailles dans l'exploitation de l'absurde issu de ce petit monde à l'envers. On trouve ici par exemple, dans la belle lignée de l'arroseur arrosé, le cracheur de feu incapable, au sortir de la piste, d'éteindre son flambeau. Un délicieux soupçon d'autodérision.
Ce à quoi finalement nous assistons, c'est au spectacle de la coulisse qui fait son cirque. Tino, le père et patron, est un macho gueulard et brutal, un lanceur de couteaux à la scène et à la ville. Il s'emporte volontiers, le type, il n'a rien de plus pressé que d'imposer sa loi, il grogne et aboie comme un pitbull en furie. Il a même, ce bougre, le gosier très en pente. Quand il en prend trop à sa guise, Louisa, douée de pouvoirs magiques, lui révèle qui mène la danse. Elle se rend compte qu'en agitant le magazine qu'elle feuillette, c'est Tino en personne, comme une marionnette dont elle tirerait les ficelles, qu'elle agite et feuillette. Elle ouvre le magazine et Tino est écartelé, elle le ferme, les genoux de Tino s'entrechoquent. Elle roule le magazine, Tino part en vrille. C'est peu dire qu'elle le secoue, qu'elle le déploie, le chiffonne et le rosse, son Tino. Cela donne lieu à un très réjouissant ballet. Dès cet instant, le découvrant jouet, nous subodorons que Tino n'est pas le maître qu'on a cru.
Mas, décidément, ce Tino est insatiable. Voilà que l'affreux jojo fait les yeux doux à Joséphine, sa jeune belle-soeur ou bien est-ce elle qui, lasse de sa solitude, l'aguiche ? Toujours est-il que cet épisode sentimental donne lieu a une danse prénuptiale (sur et dessous une table) d'une ingéniosité remarquable où les prouesses physiques s'enchaînent à une vitesse étourdissante. Miriam de Sela donne la mesure de sa formidable élasticité athlétique et de son élégance. Ce n'est pas seulement drôle et épatant, c'est aussi un beau moment. Il y a quelque chose de touchant à sentir, à éprouver presque physiquement cette possible et agréable proximité entre le rire et la poésie. Ah, elle ose, Joséphine ! Elle ose même braver les lois de la gravité et de la pesanteur. Pendant que son aînée, Louisa, se lamente, elle prend possession de la table en se posant crânement sur la tête et elle tient, bras et jambes écartés, la position. On a le sens du dialogue, chez les poissons volants ! Les merveilleux poissons volants ! Il y a une pointe d'épice surréaliste dans cette scène adorable. Alexandra Karam a, dans sa geste poétique et délicate, fixé cette scène farfelue.(J'ai bien fait de fouler mon Canon, on ne peut rien contre ça !)
On le croyait insatiable, le Tino. On n'était pas au bout de nos surprises. L'hercule, le mâle vindicatif, le dur-à-cuire, le troglodyte, devinez quoi... figurez-vous qu'il a le goût des frusques féminines. D'abord, il est hypnotisé par un boa à plumes, ensuite, n'y tenant plus, renonçant aux apparences, tombant le masque du phallocrate impénitent, il enfile une robe à paillettes et donne libre cours à sa part féminine trop longtemps bridée ! Là aussi, ce qui un moment paraît grotesque et risible se gonfle d'une émotion soudaine et Tino, vêtu en femme, nous paraît d'un seul coup fragile et touchant. C'est là une jonglerie d'un genre nouveau. La quille du burlesque rencontre en plein vol le jarret tendu de l'élégance. Ce cirque-là dit et montre des choses nouvelles, avec adresse, avec audace.
Les élégantes, les chorégraphiques prouesses de Jasmine (Kamma Rosenbeck), seule au trapèze, se livrant à de merveilleux jeux d'échauffement entre les numéros sont de petits chefs-d'oeuvre. Cette scène où elle enfile sa robe tout en opérant au trapèze est réellement exquise. Pendant que Jasmine danse, tournoie, virevolte au trapèze, quelque chose de magique, de lunaire rayonne. Comme sont plaisants, en déplacement horizontal, les jeux qu'elle développe en duo avec Josephine. Certes, on est dans la coulisse, mais on y séjourne dans la pleine possession de son talent.
Un des numéros qui m'a littéralement soulevé d'enthousiasme est celui où Louisa (Sky de Sela), la patronne, entre dans le rôle du clown. Au vu et au su de tous ! Blasphème ! Merveilleux, prodigieux blasphème qui crée un instant suspendu, dense, exaltant. La transfiguration est confondante. Elle se maquille prestement en blanchissant son visage en trois ou quatre gestes habiles. Quelques coups de crayon, le clown est occupé à naître. Le nez. Il est là. La puissance comique, doucement, comme la flamme sur le crâne d'un apôtre, descend et s'installe. C'est formidable. Graduellement, seconde par seconde, centimètre par centimètre, le clown s'impose et s'installe, prend pleinement possession des regards de l'assistance. Le clown entre dans son règne. Le visage s'anime, l'oeil clignote, la bouche avance des moues et la tête roule de gauche et de droite. Tout cela est lent, imparable. Le comique vient sur la pointe des pieds, inexorablement. Avec une sorte de maintien. Le rire monte doucement. Le clown entreprend de bouger. Une houle prend possession des épaules, les gestes se désolidarisent les uns des autres. Le rire s'affirme mais comme épaissi par un souffle admiratif. L'instant est superbe.
Comme est superbe et poignant ce moment où Louisa et Joséphine, les deux soeurs, (Sky et Miriam, les deux soeurs, vertigineuse mise en abîme) sortent d'une querelle de rivalité amoureuse pour entrer dans le rôle de deux siamoises glissées dans la même robe. Comment se faire la guerre quand on est logées dans la même pièce de tissu ! L'instant où elles se font fassent pour se maquiller, les regards orageux qu'elles échangent, le baiser qu'elles finissent par échanger, tout cela a quelque chose de sensuel, de délicat, de profondément humain. Prodigieux instant sororal !
On l'a compris, avec le Flying Fish Circus, c'est un autre cirque que l'on découvre, un cirque qui prend ses distances avec la tradition sans rompre avec le charme. Un cirque habile et malicieux où les contraires se touchent et collaborent fructueusement.
Ci contre, à peu près la seule photo que votre serviteur ait ramené de son expédition flamande. La seule que son appareil meurtri ait consenti à produire. Mais de ce Flying Fish Circus, je conserve la poignante émotion, l'inoubliable image des soeurs, la beauté, la sensible l'intelligence des images et des scènes, le vivifiant parfum d'hérésie, et cette bouleversante impression de la poésie allée avec le rire.
Au final, une longue et émouvante ovation du public flamand. Ce 10 mars 2012, je sentais réellement frémir en moi les ramures flamandes de mon arbre généalogique. Vive la Flandre ! Et j'avais ma confirmation, du génie s'est réellement insinué dans les gènes de la famille de Sela.
Les photographies qui suivent sont de VINCENT ARBELET et elles sont issues de la page Facebook du Conseil Régional de Bourgogne : section Chalon dans la rue, - Mezcla, Flying Fish Circus.
Sky de Sela et ses flambeaux - Kamma Rosenbeck, Miriam (qui fume !) et Sky de Sela
Andrès Tapia-Fernandez et Sky de Sela - Kamma Rosenbeck au trapèze
Sky de Sela - Miriam de Sela et Kamma Rosenbeck